Revue de Métaphysique et de Morale

Vol. 58, n° 2-3, 1949, p. 317-329.

 

 

EXISTENTIALISME

ET

MATÉRIALISME DIALECTIQUE

 

 Tran Duc Thao

Les difficultés qu’éprouve devant la doctrine marxiste un intellectuel de formation classique sont d’une nature spéciale, absolument incomparable avec l’obscurité qui peut s’attacher à une construction d’idées trop complexe. Le sens même des concepts élémentaires se trouve mis en question de manière telle qu’on ne peut se défendre d’une certaine impression d’inintelligibilité. La raison en apparaît dans les objectifs mêmes que se proposaient les fondateurs du matérialisme dialectique. Il ne s’agissait pas de convertir la bourgeoisie à un idéal qui supposait précisément sa destruction, mais de fournir au prolétariat les armes idéologiques qui l’aident à prendre conscience de lui-même et à se diriger dans la lutte des classes. Les valeurs de la société existante sont immédiatement niées dans leur signification idéale et rapportées à leurs fondements réels, puisqu’aussi bien la classe exploitée n’en a aucune expérience positive, sa situation ne lui permettant d’en voir que les sacrifices qu’elles lui imposent. «Les conditions d’existence de la vieille société, dit le Manifeste Communiste, sont déjà anéanties dans les conditions d’existence du prolétariat… Les lois, la morale, la religion constituent à ses yeux autant de préjugés bourgeois, derrière lesquels se cachent autant d’intérêts bourgeois». – Mais l’intellectuel a l’impression d’entendre des paroles dénuées de sens: car il perçoit le côté positif des valeurs constituées. Ne se sentant pas compris, il refuse de comprendre son adversaire: celui-ci ne cherche pas du reste à être compris, pas plus qu’il ne désire comprendre. La compréhension ne pourrait qu’émousser son ardeur au combat, et il lui semble inutile de demander à l’autre de renoncer volontairement aux conditions de son existence.

L’exposé classique du matérialisme dialectique apparaît comme inintelligible à la pensée bourgeoise, simplement parce qu’il ne lui était pas destiné. La doctrine n’en impliquait pas moins un contenu universel, comme théorie de l’homme total, dans son devenir effectif. Si la référence à l’infrastructure permet de critiquer impitoyablement les idéologies dépassées, elle le fait au nom de la vérité, une valeur n’ayant de sens que dans la mesure où elle jaillit de la vie réelle. Le matérialisme historique ne réduit pas l’existence humaine à sa base économique: en dévoilant les rela­tions effectives qui fondent les significations idéales, il donne une formulation positive du concept de l’authenticité.

C’est sans doute un des caractères distintifs de n:otre temps  que le marxisme le séduise par ses possibilités constructives  peut ­être plus que par sa puissanre de négation. La critique du capita­lisme et de la morale bourgeoise n’est guère plus à faire: le monde moderne se critique suffisamment lui-même par l’ampleur de ses bouleversements. Mais il reste à trouver une norme positive de vérité et c’est là le motif profond qui attire la génération nouvelle vers la pensée marxiste. De ce point de vue, le matérialisme dia­lectique, tel qu’il se présente a l’heure actuelle, exprime le résul­tat du mouvement philosophique contemporain. Le XIXe siècle qui connut le triomphe du libéralisme formel et de l’idéalisme abstrait, en vit également les premiers signes de décadence irrémédiable. La spéculation philosophique s’attachera désormais à retrouver l’homme total et effectif. La phénoménologie et l’existentialisme constituant les efforts les plus féconds dans ce retour au concret, c’est dans leur dialectique immanente que nous trouverons une introduction naturelle aux concepts de la théorie- marxiste.

Au début du XXe siècle, alors qu’en l’absence d’un grand système la pensée européenne oscillait entre une philosophie «scientifique», qui visait bien le contenu total de l’esprit et cherchait à en donner une représentation rigoureuse, mais n’atteignait guère, en fait, que l’histoire de la physique mathématique, et une philosophie «littéraire» qui, pour traiter de la vie humaine en son sens véritablement humain, abandonnait les exigences de précision propres à la spéculation théorique, la Phénoménologie se donna pour tâche d’unir la richesse du domaine à la rigueur de la méthode, et d’exprimer en concepts précis les sens vécus qui semblaient jusqu’alors réservés à l’analyse littéraire. La démarche décisive fut la réforme de la notion d’objet qui, limitée dans la réflexion traditionnelle à l’objet pensé de la physique, reçut une extension radicale: le réel sera pris désormais dans la plénitude de son sens, physique, moral, esthétique, religieux, tel qu’il existe pour moi, avec tout le sens qui définit pour moi la notion même de l’existence. Rejetant résolument la critique cartésienne des «qualités secondes», qui aboutissait à un appauvrissement extraordinaire du domaine philosophique, le phénoménologue considérera comme réel tout ce qui présente un sens d’être et en fera l’objet d’une description positive. Dans le spectacle d’une nuit étoilée on peut percevoir, selon les préoccupations du moment, un moyen pratique pour s’orienter, un objet pour la contemplation esthé­tique, ou l’harmonie d’une musique çéleste. Mais aucun de ces sens n’est jamais entièrement absent, si ce n’est par une impuissance de mon être à comprendre. Aucun ne doit être nié ou rejeté comme «subjectif», car le monde réel ne peut être que ce monde qui s’offre à moi, avec tout le sens qu’il a pour moi, pendant que je vis en lui.           

Avec l’extension de la notion d’être, qui enveloppe désormais toutes les significations du monde de la vie, le monde dans lequel nous vivons tous et sur lequel s’édifient les constructions théo­riques, la réflexion philosophique prenait un sens nouveau. Du temps où cela seul était considéré comme réel qui trouvait sa définition dans le système de la physique mathématique, le philosophe ne pouvait chercher le fondement de l’objectivité que dans l’unité même de la pensée en tant qu’elle constîtue le monde de la science: la «conscience trancendantale» de la philosophie cri­tique. Et le monde même de la perception ne trouvait sa réalité que dans sa conformité aux catégories de l’entendement. Avec la reconnaissance de tous les sens de l’être, le moi auquel l’on revenait ne se présentait plus comme simple activîté d’unification, mais comme conscience concrète, cette conscience même que je saisis, en retournant effectivement en moi-même. Le sujet n’est plus le sujet de la science, mais le moi effectif, dans l’actualité et la richesse de sa vie vécue. La conscience transcendantale, telle que l’entend la phénoménologie, n’est plus le lieu des catégories qui dominent la constitution de l’objet physique, mais le courant de  ma vie concrète, où se dévoile dans une prise de conscience effective,  le sens même du réel, en tant qu’il n’est précisément, dans son être, que ce qu’il est pour moi.

Le «moi transcendantal» husserlien, posé «hors du monde», par une «mise entre parenthèses» de toute existence mondaine, était un moi concret et temporel qui ne se distinguait en rien, dans son contenu, du moi proprement humain: une simple réflexion suffisait pour l’identifier à ce dernier et le définir, dialectique comme être-dans-le-monde. ­Le problème transcendantal du fondement de l’objectivité devait trouver désormais sa solution dans l’analyse de la réalité humaine.

Mais le réel ainsi retrouvé se définit de nouveau par la négation de toute réalité objective, les concepts existentiaux ne se reférant qu’à l’actualité même de l’existence. L’existentialisme n’était, en effet, que l’héritier de la philosophie transcendantale, qui accédait avec Husserl au plan du concret, et pas plus que la «conscience constituante», selon un raisonnement classique, ne pouvait s’ex­pliquer par l’objet «constitué» qui la présuppose, le Dasein, dont la transcendance fonde l’être du monde, ne pouvait admettre dans sa définition la moindre détermination objective. L’homme n’exista pas à la manière d’une pierre, non simplement par une simple différence spécifique, mais pour cette raison plus profonde que, tout le sens de l’objectivité trouvant son fondement an moi, je ne peux moi-même m’expliquer comme objet - encore que je ne puisse me prendre que dans mon être réel: c’était là justement le résultat de l’analyse husserlienne que d’identifier la conscience transcendantale avec la conscience concrète, actuellement vécue comme moi-même. On aboutit ainsi à ce paradoxe que l’existence du moi, bien que posée désormais comme existence réelle, continue de s’opposer au monde et de se refuser à entacher sa notion d’au­cun prédicat mondain: l’homme n’est pas partie du monde, mais le monde est bien plutôt un moment de l’existence humaine, en tant que le Dasein est être-dans-le-monde.

Les notions de facticité et d’engagement perdent, dès lors, toute signification précise. Que la réalité humaine soit jetée dans le monde, sa déréliction n’exprime pas un état de fait, mais simplement le propre de son existence, en tant qu’elle se présente toujours comme étant, d’ores et déjà. La situation ne désigne aucune situation réelle, objectivement définissable, mais simplement le fait que l’existant humain est toujours en situation – cette situation n’ayant de sens justement que par la manière dont le moi a décidé de se comprendre lui-même, dans un libre choix. En aucun cas la notion de l’être-là ne dépasse l’actualité de la conscience de soi, les prédicats d’extériorité ne désignant rien d’autre que cette actualité même.

Tout le progrès réalisé pas la reconnaissance du sujet comme sujet humain s’est ainsi perdu dans le refus de considérer l’exis­tence dans sa réalité objective - refus où se perpétuent les préju­gés de l’idéalisme transcendantal qu’on prétendait justement dépasser. Tout le sens de l’existentialisme exige un passage à l’analyse objective, où l’être-dans-le-monde sera pris comme effec­tivemmit réel. A moins de revenir à l’idée d’un «constituant» définitivement séparé du «constitué», le moi, vivant dans le monde, ne peut être qu’un être du monde, et il sera légitime de lui appliquer les concepts mondains. L’existence réelle est existence matérielle. Reculer devant cette conséquence, c’est se réfugier, dans l’arbitraire du pur sentiment de soi et se condamner à définir la réalité humaine comme un néant.

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En reconnaissant le moi comme moment de la nature, nous n’avons pas évidemment l’intention de le méconnaître dans son être proprement humain. Le matérialisme dialectique, se constituant commé vérité de l’idéalisme, ne le nie qu’en l’absorbant, dans son contenu effectif. L’existence humaine comporte néces­sairement un certain sens, qui la distingue radicalement de l’existence animale: son être consiste à se distinguer ainsi. Exister, pour un homme, c’est donner à sa vie une certaine signification, signification qui le définit dans son existence même, en tant que sans elle il n’existerait plus. Plutôt que de sacrifier le sens de sa vie, il sacrifiera sa vie elle-même, affirmant dans cet acte suprême qu’il ne vivait que pour ce sens et que ce sens ne se surajoute pas à sa vie, mais en constitue la substance. De celui qui refuse le sacrifice, en certaines circonstances, on dira précisément qu’«il n’est pas un homme», car le propre de l’existence humaine consiste à réaliser un certain sens d’être, ce sans quoi le sujet ne serait plus, car il n’existe qu’en tant que tel.

De ces constatations, évidentes en elles-mêmes, l’existentialisme conclut à une scission de l’homme et de la nature. Le sens de l’existence se pose comme un absolu qui, jaillissant d’un acte de liberté injustifié et injustifiable, rend la réalité humaine radicalement  indépendante de la positivité de la situation. Je suis tel que je me choisis, dans un acte originel qui me rend totalement responsable de mon existence, quelles que soient les circonstances dans lesquelles je me trouve engagé. Rien n’a pu m’obliger à don­ner ce sens à ma vie, aucun fait n’a pu jouer un rôle déterminant, puisque, dans un autre  choix, le même fait aurait pris une autre signification et agi d’une autre manière. Je suis donc toujours et totalement tel que je me suis choisi, car il ne peut être question dans mon être que de cela même que j’ai choisi.

La conscience d’une telle liberté présente evidemment l’avantage considérable de dissiper les faux scrupules et les tendances malsaines de la vie intérieure. Mais on ne voit pas clairement ce qui m’autorise à affirmer que ce sens est bien le sens de mon exis­tence, ni surtout ce qui me porterait à me sacrifier pour lui. Je me sacrifie à ce que je crois vrai, à ce qui s’impose à moi par sa vérité, et non à ce qui dépend de moi. Or le sacrifice est un fait certain et sa possibilité caractérise l’existence humaine comme telle. L’affirmation d’une liberté absolue, anéantissant toute possibilité de justification, détruit par là même la notion de l’authen­ticité.

Une analyse phénoménologique fidèle donnerait en fait des résul­tats très différents des assertions de la théorie. Je ne choisis pas mon être, mais il s’impose à moi comme étant, d’ores et déjà, comme ce en quoi je ne peux pas ne pas me reconnaître, car sans lui, je ne serais plus moi-même. Aux moments décisifs de mon existence, je m’aperçois que ma vie était conditionnée par un certain milieu, certaines structures sociales et une certaine orga­nisation matérielle, qu’elle n’avait de sens que dans ces conditions et que je dois les défendre si je veux lui garder ce sens. Je ne me suis pas choisi comme citoyen de telle nation ou membre de telle classe, mais j’appartiens, d’ores et déjà, à cette nation ou à cette classe par toute l’histoire de ma vie passée et il se découvre subitement à ma conscience que tout ce à quoi je tiens, et qui donne à ma vie un sens et une valeur, n’existe que dans l’horizon de ce système, et s’anéantirait si devait disparaître cette nation ou cette classe. Quand leur existence n’était pas mise en question, j’ai pu me croire au-desus d’elles, et il m’a semblé que je pourrais décider librement d’appartenir à d’autres milieux. Mais dès que ces structures se trouvent en danger, je m’aperçois que je n’ai pas à les choisir, car elles sont miennes, irrémédiablement: elles définissent ma manière de voir et de sentir, ce sans quoi les choses ne seraient plus ce qu’elles sont. Chacun sa retrouve tel qu’il était, et tout l’acte dé sa liberté ne peut consister qu’à s’assumer pleinement soi-même, dans son être objectif, car agir autrement serait trahir toute sa vie passée et se mentir à soi-même.

On parlera évidemment d’une réforme toujours possible, et l’affirmation d’une prévalence de l’avenir semble permettre à l’existentialisme de libérer l’homme du poids du donné. C’est  oublier que le projet n’a de sens que si je l’éprouve comme mien et me reconnais en lui, ce qui n’est possible que s’il jaillit de mon être réel, tel qu’il s’est constitué dans la sédimentation de mes expériences antérieures. L’idée même d’une réforme implique une conscience d’échec, le sentiment que les valeurs de la vie passée n’ont pas été effectivement réalisées, sentiment d’inauthenticité qui caractérise la structure même de ce passé et s’exprime dans le projet d’un renouvellement. Dans aucun cas l’élan vers l’avenir n’est libre, au sens où il pourrait prendre une direction quelconque, «librement choisie», car il y a justement une direction privilégiée, celle qui réalise le sens de ma vie effective, et la liberté ne peut consister qu’à accepter cette tâche ou à l’abandonner, à choisir librement entre la vérité et l’erreur.

Le projet de soi est un titre pour un système de valeurs, où le moi esquisse la possibilité d’une réalisation authentique de soi. Ces valeurs ne se posent ni dans l’absolu d’un monde en soi des idées, ni dans l’arbitraire d’une décision subjective; elles s’éprouvent dans l’expérience de la vie pratique, dont jaillissent les notions idéales avec leur sens d’authenticité. La justice, la charité, la beauté, la vérité, ne sont ni des essences éternelles, ni des produits de la volonté individuelle: elles se révèlent, dans leur être, par la pratique humaine, dans les relations vécues et agies de l’homme avec la nature et ses semblables. L’enfant découvre le sens de la justice à certains moments de sa vie pratique, quand surgit la nécessité d’un partage ou les conséquences d’un tort causé à autrui. La vie de l’adulte laisse moins de place aux expériences originelles, et se contente d’une certaine approximation, dans le cadre des concepts constitués, définis par les formes sociales exis­tantes. Il apparait cependant des situations nouvelles, où le sens des notions semble se renverser, la solution légale se révélant contraire au bon sens et à la raison: summum jus, summa inju­ria. On assiste alors à un effort de la jurisprudence pour adapter, avec des raisonnements subtils, les prescriptions de la loi aux évidences de la vie, à moins que le scandale ne devienne tel qu’il provoque l’intervention du législateur.

On se contente en général de dire, en pareille circonstance, que le concept abstrait ne peut jamais rejoindre la richesse du concret. Mais la réflexion n’a guère de sens, car si l’abstrait était vrai, il faudrait sans doute lui sacrifier la richesse du réel. En fait, il ne s’agit pas d’une «adaptation», entièrement inintelligible, de la théorie à la pratique, mais il se révèle que tout le sens de la théorie résidait dans la pratique et qu’il ne peut être question, dans tout ce dont nous parlons, que de cela même qui se découvre dans l’effectivité de l’existence. Dans la vérification se fait la vérité et les propositions de la science doivent se vérifier dans le monde de la vie, non pas simplement pour se garantir contre un risque d’erreur, inhérent à la faiblesse humaine, mais parce que la notion même de vérité renvoie aux évidences qui jaillissent de la pratique: cela est vrai qui est vécu authentiquement dans l’acti­vité réelle.

Nous n’entendons pas naturellement tomber dans un «pragmatisme» étroit qui réduirait toutes les valeurs à celle de l’utile, mai précisément découvrir chacune dans son être spécifique, en tant que le sens dernier qu’elle peut avoir ne peut être que celui-­là même qu’elle présente dans la pratique effective. La morale, le droit, l’art, la religion n’ont  de  sens que parce que la vie humaine­ comporte, dans son mouvement spontané, des significations morales, juridiques, esthétiques, religieuses. Tout le rôle des disciplines constituées est d’exprimer de manière stable et précise les sens qui surgissent à l’état évanescent, préconstitué, dans la vie quotidienne, et toute leur vérité est de renvoyet à ces sens vécus. Les systèmes de la morale et du droit, les créations de l’art, les dogmes et les rites de la religion  ne font qu’expliciter  en des réalisafions permanentes les intuitions morales, juridiques, esthétiques, religieuses qui se présentent dans l’expérience de la vie, quand je vis une vie véritablement humaine, en raison et en vérité.

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En tant que la pratique humaine n’est que cette activité même que nous exerçons en ce monde, le fondement doit, évidemment, en être cherché dans les conditions de la vie matérielle. Le monde de la vie, le monde dans lequel nous vivons, est d’abord un monde matériel, non évidemment au sens où il se réduirait au physique comme tel, mais parce que l’être matériel enveloppe toutes les significations de la vie, comme vie en ce monde. Le moment de la matérialité constitue l’infrastructure de la vie humaine, comme fondement dernier de tous les sens proprement humains.  

Que toute idéologie se réfère en dernière analyse aux conditions matérielles de l’existence, définies à chaque instant par la structure économique, un tel résultat n’est pas obtenu par la dépréciation des valeurs idéales, mais par l’explicitation du sens de leur être. A chaque phase du développement des forces productives, l’activité humaine s’organise spontanément en fonction de la situation matérielle, et il surgit de cette pratique vécue par laquelle se définissent les rapports de production, un ensemble de valeurs qui, se réalisant dans des constructions idéales, donnent au monde son sens humain. L’actualisation des valeurs «spirituelles» sur le fondement des réalités de la vie, définit la vérité en son sens historique, en tant que, se réalisant pleinement dans les limites de l’époque, elles trouvent nécessairement leur suppression dans le mouvement des forces productives.

Les valeurs propres à la féodalité, notamment celles qui s’expriment dans la notions de  «l’esprit chevaleresque», sont apparues comme ridicules avec les progrès de « l’esprit bourgeois». Elles n’en avaient pas moins eu leur moment d’authenticité, quand, dans le désordre universel qui s’était établi avec les grandes invasions – celles-ci s’expliquant elles-mêmes  par les contradictions internes qui  amenèrent la dissolution de l’économie romaine – chacun sentit le besoin de se donner un protecteur, avec lequel il fût lié, en l’absence d’une organisation régulière sur le plan universel, par des liens d’ordre personnel. Des rapports de serf et de vassal à seigneur, apparus pour répondre aux conditions de la vie matérielle, jaillissaient nécessairement les valeurs de fidélité et de dévouement à la personne du maître et, corrélativement, celles de vaillance, d’honneur, de générosité qui s’offraient comme idéal à ceux dont la fonction était de prendre la défense du faible et­  de protéger la veuve et l’orphelin.

Tant que les conditions de la vie matérielle ne furent pas suffisamment évoluées pour permettre une organisation plus stable, les abus les plus révoltants de la noblesse féodale, les guerres perpétuelles où elle dissipait les ressources du pays, laissèrent intact le prestige de l’idéal chevaleresque. ­Le vide n’en apparut que lorsque le développement des villes, du commerce et de l’industrie apporta des formes d’organisation nouvelles où apparaissaient les valeurs caractéristiques de la vie bourgeoise: le travail, l’épargne, le sens de l’ordre et de la légalité. Avec les progrès de la production médiévale et son passage au stade capitaliste, la classe nouvelle s’affirmait comme un mode nouveau de l’existence. Il apparaissait avec évidence que ses valeurs représentaient le sens véritable de  l’epoque, ce qui rendait la vie digne d’être vécue. Sa supériorité n’éclatait pas seulement sur le plan de l’efficacité matérielle, mais aussi par la vérité de ses conceptions. Avec le mode de production bourgeois se développait l’esprit individualiste, le sens de l’initiative et de la liberté. Toutes les constructions du monde médiéval furent soumises à une critique  impitoyable et remplacées par des systèmes qui n’acceptaient d’autre autorité que celle de la raison. Du déclin du moyen âge jusqu’au XIXe siècle, la bourgeoisie mena une lutte sans répit dans tous les domaines: politique, religieux, scientifique, philosophique. Elle entretint le mouvement idéologique qui libéra la pensée moderne. Tout le sens de la vie humaine était engagé dans son combat. Son triomphe sur l’ordre féodal fut le triomphe d’une existence sur une autre existence.

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La vie humaine consiste en une dialectique où la vie animale se trouve dépassée, les actes que nous accomplissons n’ayant plus leur sens biologique, mais précisément un sens humain. C’est dire à quel point il serait illégitime de réduire l’histoire à un simple déroulement de conflits d’intérêts: cela seul est précisément historique qui porte une signification que nous pouvons toujours revivre, et qui donne aux moments dans lequels elle s’est réalisée une place dans l’histoire. Mais les valeurs que vise l’individu, en faisant au besoin le sacrifice de sa propre existence, trouvent le fondement de leur vérité dans la pratique de la vie. Jaillissant des situations réelles, elles expriment nécessairement la structure générale du monde d’où surgissent ces situations, structure définie par les rapports économiques.

La constitution des valeurs idéales sur le fondement des conditions de la vie matérielle réalise l’être de l’existence en son sens humain. Le mouvement de l’histoire n’est que le devenir d’une telle constitution, en tant que le développement des forces productives fait apparaître de nouveaux rapports de production, qui s’expriment dans de nouveaux systèmes de valeurs et refoulent impitoyablement les formes qui appartiennent au passé. Chaque mode d’existence, reposant sur un moment de la vie économique, définit une classe sociale, et la lutte de classes, prise dans son sens total, est cette dialectique par laquelle les existences qui se constituent dans l’actualité de la vie présente, suppriment celles qui ne se fondent plus sur aucune réalité effective. L’histoire n’est pas le simple mouvement des rapports économiques, mais le devenir des existences qui se réalisent dans ces rapports: une immense lutte de classes.

Si la lutte de classes n’était qu’un conflit d’intérêts matériels, on en comprendrait mal les péripéties, où les individus se sacrifient avec une sincérité indubitable à des valeurs idéales. Il est certain que chacun défend son intérêt de classe et, du point de vue de la stratégie et de la tactique politiques, il peut paraître commode de raisonner comme s’il ne s’agissait que de luttes d’intérêts: on ne risque guère de se tromper, mais on aura négligé l’essence de l’objet. Si l’individu se sacrifie pour sa classe, ce n’est certainement pas par égoïsme, ni par un obscur instinct dont la notion serait inintelligible sur le plan humain: c’est que l’homme vit pour un certain sens, dont l’authenticité se fonde sur les intuitions de sa vie pratique, telles qu’elles jaillissent à l’intérieur d’un horizon, défini justement par les intérêts de classe. Tout le sens de l’existence, dans son vécu le plus intime, toutes les valeurs qu’un individu peut réaliser, ne lui apparaissent qu’à l’intérieur d’un certain mode de vie, défini par la pratique qui caractérise la classe à laquelle il appartient. Les conditions matérielles de l’existence de cette classe lui sembleront, dès lors, essentielles pour la civilisation, et la défense s’en imposera à lui avec la valeur d’une obligation morale.

Mais si la lutte de classes est une lutte totale, qui engage tout le sens de l’existence, il n’en reste pas moins que le déroulement en est déterminé, en dernière analyse, par le mouvement de la production. L’individu ne fait qu’affirmer son contenu de classe, et son rôle n’a de sens qu’en fonction du devenir réel de sa classe. On dira sans doute qu’il est toujours possible de «changer de classe». Le bourgeois peut prendre le parti du prolétaire. En fait, l’abandon d’une classe par certains de ses membres est lui-même un phénomène caractéristique de sa situation. Au XVIIIe siècle, quand il apparaissait aux yeux de tous que la féodalité s’était depuis longtemps vidée de tout son sens, des nobles passèrent du côté de la bourgeoisie, marquant ainsi la dissolution de leur propre classe. Les désillusions qui suivirent les premiers succès de la Révolution française, les désordres qui se multipliaient dans la société bourgeoise, amenèrent un certain nombre d’intellectuels à abandonner leur classe, dont ils voyaient les signes de la décadence. Les uns se complurent dans une nostalgie romantique du passé, les autres apportèrent leur aide au prolétariat. Qu’une classe soit désertée par ses propres membres, ce n’est là qu’un moment particulièrement significatif de la lutte de classes.

Il est remarquable de constater que les fondateurs du socialisme scientifique n’ont jamais compté sur des arguments d’ordre théorique pour grossir les troupes qui défendront la cause du prolétariat. On peut dire que le monde capitaliste est un monde aliéné, que le bourgeois y est mystifié autant que le prolétaire. Des raisons de ce genre ne peuvent amener qu’une adhésion verbale, dont l’expérience a montré avec une régularité remarquable qu’elle aboutissait à la trahison au moment de l’action décisive. Une valeur n’est effectivement assumée que si elle jaillit de la situation effective. Le prolétariat sera renforcé, non par des conversions intellectuelles, mais par un phénomène objectif, essentiel à l’évolution de la société capitaliste: la prolétarisation des classes moyennes.

La dissolution de la petite bourgeoisie s’accélère avec le passage à l’impérialisme, la concentration des capitaux faisant perdre tout son sens à l’initiative privée. Une scission se produit: d’une part, les petits entrepreneurs et commerçants qui s’adaptent aux nouvelles conditions d’existence; d’autre part, une masse de salariés intellectuels qui jouent un rôle croissant dans la production et rejoignent objectivement la condition prolétarienne. Le développement des formes modernes du subjectivisme et de l’irrationalisme constitue la prise de conscience immédiate d’une classe qui a perdu les fondements objectifs de sa vie vécue. A cette classe, le marxisme se présente, moins comme la critique d’une idéologie qui se dissout déjà de l’intérieur, que comme une doctrine positive, qui résout les apories de la notion d’existence en donnant à l’existence effectivement réelle un sens de vérité.

TRÂN DUC THAO