Nguyễn Ngọc Tư 

Des mots pour maman 

 

Traduction française de Nguyễn Giáng Hương parue dans les Carnets du Viêt Nam,  n° 17, janvier 2008.

(Carnets du Viêt Nam, revue trimestrielle, 8 rue Santos-Dumont, F-69008 Lyon, France)

 

Depuis le succès doublé de scandale de sa longue nouvelle Des champs à l’infini, Nguyễn Ngọc Tư est inscrite dans la lignée de Sơn Nam. Elle joint tout à la fois la spécificité de son écriture – une langue marquée par le Sud – à une profonde empathie pour ceux qui restent attachés à la terre dont elle est originaire, celle de la province de Cà Mau.
 

Voici Des mots pour maman[1], une sorte de "confession" faite à la page blanche par cette voix singulière.

 

 

DES MOTS POUR MAMAN
 

Nguyễn Ngọc Tư

 

 

            Je ne sais plus combien il y a eu de saisons des crevettes depuis que je suis devenue une enfant-du-voisin. Ça fait combien de temps que je ne t’ai plus emboîté le pas pour partager un peu de ta peine, maman? Depuis combien de temps n’as-tu plus l’occasion de m’apprendre la valeur de la sueur qui coule…

 

            Ma mère est paysanne. Depuis que je prends la plume, chaque fois que j’écris sur les paysans, je pense à elle. En esprit, je vois ses deux pieds courts, massifs et costauds, les ongles des orteils corrodés, épaissis et fibreux. Son visage bistré veillant dans la nuit et, quand le vent soufflait, son inquiétude que le riz qui montait dans les rizières n’ait un épi creux. Sa chevelure toute blanche – ses enfants voulaient toujours arracher les quelques cheveux frisottés qu’elle avait, mais maman n’avait jamais le temps. Avec un groupe de solides paysannes leurs paniers de légumes sur la tête marchant à pas pressés vers le marché dans la rosée du matin. Ses deux mains costaudes avec les phalanges grossières qui vannaient le riz comme on danse, en plein midi désert. Dans la fumée épaisse réduite à une ombre assise devant la marmite en terre, avec le roussi doux de la pâtée pour les cochons. La nostalgie me remue le cœur.

 

            Elle n’a rien de différent des autres mères campagnardes: ma mère est douce, débrouillarde, très capable… Elle aussi a des enfants qui ne se souviennent jamais de son âge, de sa jeunesse. Mais elle n’en est jamais triste; elle ne l’est que quand je me plains – chaque fois que je reviens et m’assois sur le seuil de la porte – que le métier d’écrivain n’apporte que la solitude et la peine. Triste, maman reste silencieuse. Triste en pensant qu’elle ne comprend pas la littérature et qu’elle ne peut pas me guider, me soutenir sur ce chemin pénible. Mais elle ne sait pas qu’elle m’a beaucoup aidée.

 

            Quand j’avais sept ans, ma mère m’a appris à planter les légumes, à arroser les plants. J’allais en trottinant couper du bois, chercher des roseaux pour que maman dresse des treillages de concombres, de courges et de haricots montants. Les après-midi tant qu’il y avait encore du soleil, il fallait biner la terre pour la préparer. Avec une lame grossière, j’écharpais la terre pour que mon père, à son retour, sème les semences de crucifères. Mes parents arrosaient avec de gros seaux, moi un petit; l’eau débordait et mouillait tous mes vêtements. Je savais me pencher le derrière haut sur les planches jetées sur l’étang pour laver le céleri ou la coriandre chinoise que maman mettait en bottes; son cœur était serré quand mes mains étaient blanchies de froid tandis qu’incrustés dans les crevasses de ses mains des résidus de cuisine lui faisaient mal jusqu’aux os; pourquoi n’avais-tu jamais un mot pour t’en plaindre, maman? Quand il faisait encore nuit, nous partions au marché; je portais un petit panier ne contenant que de petits tabourets et quelques sacs pour exposer les marchandises tandis que maman portait sur la tête un grand panier de coriandre. Elle me demandait d’instant en instant si j’avais froid alors que le vent rigoureux du nord-est soufflait et que depuis le panier l’eau tombait goutte à goutte sur ses épaules. Je ne savais pas lui demander si elle, elle avait froid alors qu’un simple mot aurait tellement pu la réchauffer.

 

            Quand j’avais dix ans, tout mon hameau s’est décidé pour la culture du champignon noir. Maman a essayé d’en faire autant pendant les temps morts de la vie paysanne pour augmenter le revenu de la famille. Après les cours à l’école, mon frère et moi avec ma mère faisions des kilomètres en barque pour aller acheter des fayotiers[2]. Après que mon grand frère les avait abattus et ébranchés, ma mère et moi coltinions les troncs un par un jusqu’à la barque; de peur que ce soit trop lourd de mon côté, elle les prenait presque au milieu tandis que moi, sous la légère pression de l’autre bout je croyais être forte: combien ce tronc si grand était léger! Sur le chemin du retour, il pouvait y avoir une vanne qui barrait le passage; il nous fallait décharger les troncs sur la rive pour traîner la barque par dessus; s’il pleuvait fort, la vanne était ouverte et alors l’eau du canal s’écoulait comme un torrent; elle tendait à noyer notre barque têtue qui s’efforçait de remonter le courant. Maman résistait au bout du moteur, moi, je sautais dans l’eau, tirant l’avant pour l’entraîner; après le passage de la vanne, j’étais mouillée comme un rat; ma mère me félicitait pour mon courage mais ses yeux étaient pleins de larmes.

 

            La production des champignons noirs est dure en pleine saison: il faut débiter le tronc en bûches, les creuser, introduire des moisissures… Cela ne prenait pas beaucoup de temps mais suffisait pour que les épaules de ma mère soient marquées par l’écorce rainurée des troncs de fayotiers, pour que le bout de ses doigts suppure et que la main qui prenait le marteau devienne calleuse…

 

            Jusqu’alors, à quoi que nous travaillions, nous éprouvions toujours de grandes peines, notre sueur pouvait être mesurée en pots, en jarres. Et, quel que soit le travail, c’était toujours ma mère qui souffrait le plus: mon père ne faisait que quelques travaux après ses heures au bureau. Mais maman n’était jamais triste, elle disait: il travaille pour la Révolution. À dix-sept ans, j’ai quitté l’école pour vendre riz et son avec maman. Tous les jours, maman prenait, remplissait une ou deux fois sa barque de riz depuis la décortiqueuse, la menant tout au long des canaux enjambés par les troncs de multiples passerelles pour transporter le riz chez les clients. J’étais à l’avant; sous les passerelles élevées je relançais la barque à la perche; quand les passerelles étaient trop basses pour le nez de la barque je devais les démonter pour laisser maman avancer. Grâce à maman, je sais que le riz một bụi est long, mince, chatoyant, que le riz tiên lùn est court, blanc comme le riz gluant, rondelet, que le riz nàng gáo est tout rond, très court, bombé… que plus le grain de riz est transparent plus le riz cuit est dur et sec, que le grain translucide au cœur blanc donne un riz tendre, un riz moelleux… Pour avoir traîné dans la poussière du son, j’ai l’habitude de son odeur ardente. Maman me disait que le parfum du riz au début de la saison était différent de celui du riz à la fin, celui du riz blanc de celui du riz marron; et jusqu’à maintenant, chaque fois que je prends un bol de riz, je me souviens du goût pur, légèrement gras, délicieux, du riz cru.

 

            Vendre du riz comporte aussi ses difficultés, mais ma mère est attachée à ce métier depuis très longtemps; peut-être parce qu’il est lié au riz, aux champs où ma mère a travaillé toute sa vie de paysanne. Je me souviens très bien des étés où l’eau dans les canaux se retirait; la barque ne pouvait pas naviguer dans le chenal asséché; maman avait inventé une autre façon de transporter riz et son avec un vélo (ce qu’on était pauvre en ce temps-là!). Le sac de riz était posé le long du cadre du vélo, maman assise derrière la selle étendait le plus possible les bras pour tenir le guidon et les jambes en avant pour pédaler. Maman pédalait toute la journée sous le soleil sur le chemin raboteux. Plus tard, j’ai pu à la fois tenir d’une main le sac de riz posé sur le porte-bagage et, tandis que mes jambes pédalaient éperdument, contrôler de l’autre main le guidon qui ballottait, la roue avant ayant tendance à se soulever. Chaque fois que quelqu’un me félicitait, maman souffrait en pensant qu’elle avait laissé mes études inachevées. À ce moment-là, je ne savais pas lui dire: « Quand nous serons riches, je reprendrai mes études, ne t’inquiète pas »; cette seule phrase aurait tant pu la consoler.

 

            Les paroles qu’il fallait dire – à cause de mon indifférence ou de mon innocence – je ne les ai pas dites, tandis que celles qu’il ne fallait pas dire ont bien été prononcées et ne pouvaient être rattrapées. Mais il reste encore des jours à venir; demain je rentrerai dire à maman – bien que ce soit un peu tard mais c’est mieux que rien – que si elle ne m’a jamais appris à écrire, tout ce que j’écris porte la respiration de la vie qu’elle m’a offerte.

 

            Je ne sais plus combien il y a eu de saisons des crevettes depuis que maman et papa ont quitté la maison pour élever une cahute au milieu de champs déserts pour se démener avec les crevettes au-dessus des viviers sous un soleil de feu. Ça fait tant de temps que je passe mes matinées, mes après-midi à tourner autour de mon bureau, entre le café du matin et un verre pris quelque part le soir. Les mots m’échappent, les phrases me fuient. Est-ce qu’un jour je mériterai d’écrire pour maman? Les mots que j’écrirai un de ces jours, s’ils n’étaient pas dignes d’elle, à qui pourrais-je les destiner?

 

(avril 2002)

 

 

Traduction de Nguyễn Giáng Hương.

Nous remercions M. Nguyễn Ngọc Giao de son amical soutien.


 

[1] Texte recueilli dans Nước chảy mây trôi, Nhà xuất bản Văn Nghệ Thành phố Hồ Chí Minh, 2006.

La version autorisée est à consulter sur:

<http://www.viet-studies.info/NNTu/NNTu_LoiChoMa.htm>

[2] Le fayotier, dont les feuilles et les fleurs sont comestibles, est un arbre au bois tendre et léger.

 

 

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